Évènements
Atelier « Petits êtres »
Présentation
Organisation : Sophie Houdart, Christine Jungen et Vanessa Manceron
Il s’agit, dans cet atelier, d’envisager l’échelle des êtres comme un paramètre pertinent de description, d’analyse et de compréhension des pratiques de savoir. L’entreprise procède d’un constat : des développements scientifiques et techniques majeurs, à l’ère moderne, ont donné naissance ou ont permis la reconnaissance de petits êtres, des êtres si petits – invisibles parfois – qu’ils requièrent souvent la conception de dispositifs particuliers (comme le microscope) pour les rendre visibles. En sus de la difficulté à les voir ou attester de leur présence, les petits êtres sont intéressants pour l’anthropologie en ce que leurs propriétés sont souvent instables (c’est le cas des nanoparticules, par exemple) et que, souvent groupés en tas, en masse, ou ayant tendance à proliférer, ils peinent à être reconnus comme des individualités. Plutôt que de les considérer comme des unités ne servant le plus souvent qu’à donner la mesure d’autre chose, nous aimerions comprendre jusqu’à quel point les petits êtres sont ainsi pensables en eux-mêmes, et non pas seulement dans ce qu’ils contribuent, avec d’autres, à former. Pour toutes ces raisons, les petits êtres, qu’ils soient animés ou inanimés, semblent offrir une prise inédite pour capter des dynamiques d’ontologisation – dynamiques par lesquelles certains éléments se voient attribuer ou reconnaître, parfois provisoirement, des capacités d’existence et d’action autonome.
Nous partirons donc de l’hypothèse de travail suivant laquelle ces êtres, parce que trop petits pour être immédiatement ou facilement saisissables à l’échelle du corps humain, ont une ontologie propre qui entre pour une part active dans les processus d’innovation et de création. L’atelier se concentrera ainsi sur des opérations que nous supposons comparables : opérations de définition, d’individualisation, d’amplification ou de réduction, de rapprochement ou d’éloignement (de zoomage et dézoomage), etc.
Les changements d’échelle dans les pratiques de savoir
Vendredi 16 novembre 2012, 10h, salle 308F – « Reliques et virtopsie », Arnaud Esquerre
Les innovations technologiques relatives d’une part à l’analyse ADN et toxicologique, et d’autre part à l’imagerie médicale ont profondément modifié ces dernières années le rapport au corps humain autopsié dans un cadre médico-légal. L’analyse ADN et toxicologique nécessite notamment de collecter des éléments très petits du corps humains tels que des fragments de peaux, des cheveux. Ces innovations technologiques par l’infiniment petit et l’imagerie conduisent à mettre en avant la notion de « virtopsie », c’est-à-dire d’autopsie « virtuelle ». Cependant les problématiques soulevées par les autopsies et désormais les « virtopsies » concernant la fragmentation du corps humain s’inscrivent dans une histoire ancienne du morcellement du corps humain, celle des reliques chrétiennes.
Vendredi 18 janvier 2013, 10h, salle 308F – « Des fleurs dans le squelette. Les échelles de temps du gamelan javanais », Victor Stoichita
Cette séance sera portée par l’écoute de différentes pièces du répertoire de gamelan javanais. Le répertoire de cet instrument collectif implique fréquemment des changements qui pourraient être appelés de « tempo », mais qui, pour les musiciens et auditeurs locaux, affectent plutôt l’échelle ou le point focal de la pièce. Les « accélérations » et « ralentissements » successifs occultent ou donnent à voir certaines virtualités d’un squelette (balungan) mélodique qui sous-tend la pièce. En tant qu’objet sensoriel, la musique de gamelan propose ainsi une expérience particulière du temps, de ses élongations et rétrécissements. À partir de ce cas, la discussion pourrait porter sur les échelles temporelles de la perception, et sur ses liens avec la mémoire et l’imagination.
Vendredi 15 février 2013, 10h, salle 304F – « Gènes et hémoglobines en Arabie », Claire Beaudevin (IFRIS/Cermes3)
La génétique médicale, ses diagnostics et ses techniques rendent tangibles « les gènes » comme agents aussi minuscules que puissants de l’inscription du hasard, de l’héritage familial — ou de leur conjonction — dans le corps de chacun(e). L’échelle infinitésimale concerne également l’expression première des mutations responsables des maladies héréditaires du sang (drépanocytose et bêta-thalassémie) : une « coquille » dans le code génétique entraîne la synthèse de molécules d’hémoglobine déformées qui ne peuvent se plier comme elles le devraient à l’intérieur de leurs véhicules (les globules rouges) et peinent donc à acheminer leur cargaison (les molécules d’oxygène). Le sang circule, et avec lui les microscopiques agents clefs de l’histoire de ces maladies telle que narrée par la biomédecine : globules, gènes, hémoglobine(s). J’aborderai la manière dont les médecins et les patients s’emparent (ou non) de ces petits éléments et les manipulent, dans une société contemporaine de la péninsule Arabique, le sultanat d’Oman. Diagnostiquer une hémoglobinopathie nécessite des techniques de laboratoire (électrophorèse, chromatographie) ; transmettre ce diagnostic aux personnes concernées suppose de « créer » devant elles la maladie dans sa dimension invisible, au-delà de l’immédiateté de la douleur et de la fièvre ; tenter d’influer sur le cours de la maladie requiert enfin des patients qu’ils en viennent à « manipuler » l’imperceptible. Ces diverses mises au jour du microscopique sont d’autant plus intéressantes à explorer en Oman que la biomédecine est profondément implantée dans le pays mais que sa généralisation ne date que des années 1970.
Vendredi 26 avril 2013, 10h, salle 304F – « Particules de contrefaçon : une saisie pharmacologique en Méditerranée ottomane », Marc Aymes (CNRS, CETOBAC)
L’intervention d’aujourd’hui se situe quelque part en Méditerranée des XIXe ou XXe siècles : nous voici tantôt à la Sublime Porte, siège du gouvernement ottoman à Istanbul ; tantôt au loin, parcourant les « domaines bien gardés » du sultan.
Cet univers est un tissu de documents. Tous ne sont pas solides, et textuels encore moins. Qu’il s’agisse d’estampiller des savoirs ou de domicilier des autorités, chaque fois cependant le mode opératoire implique un dispositif de conditionnement, où s’affirme une signalétique « officielle ». Ce qu’il en reste aujourd’hui permet de suivre à la trace certaines des devises qui circulaient de par le vaste empire.
Qu’un faussaire entre en scène, et aussitôt le matériel officiel se voit exposé au risque de l’impropriété. De fait, la contrefaçon est porteuse d’effets sur la formalisation des documents officiels. Plus généralement, elle induit un redécoupage des arts de faire et de gouverner : appréhendée comme un type de participation des forces sociales à la coproduction des instruments de gouvernement, elle laisse aussi entrevoir les capacités d’initiative de simples sujets en matière de savoir-faire politique. Simultanément, les faussaires mettent à l’épreuve nos terrains d’expérimentation, et les catégories qui les sous-tendent, en contestant la transparence de nos opérations d’objectivation, de collection et de collation des « données ». Dans le travail de critique documentaire qui incombe au lecteur des archives ottomanes, quelle part ménager à cette épreuve du faux ?
La question principale est celle de la saisie, comme lieu d’un croisement, et d’une ré-articulation, entre économies matérielles et sémiotiques sociales. On aurait pu penser le falsifiable et sa détection tributaires du régime représentatif de la mimèsis : il faut pourtant aussi bien se les figurer à l’échelle infra-sensible. Car tout l’enjeu pour le faux est de se rendre invisible. Ainsi le discrimen veri ac falsi impose l’expérience d’une poussée aux extrêmes de l’inobservable : là où entre en jeu l’infiniment petit.
Il sera question d’encres et de microscopes, de poudres et d’yeux, d’eaux gazeuses et de flacons. Nous verrons, si possible, de quels conditionnements procède le faire-voir en contrefaçon.