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Estelle Amy de la Bretèque s'est intéressée aux expressions musicales et poétiques du deuil et de l'exil. Elle a d'abord travaillé sur les cérémonies féminines de deuil en Azerbaïdjan et sur les lamentations des femmes kurdes réfugiées dans les bidonvilles d’Istanbul et Diyarbakir. Pour sa thèse, soutenue en 2010 à l'université Paris Ouest Nanterre, elle s'est attachée à analyser le rôle de la parole mélodisée dans la communauté yézidie d'Arménie.
Elle a montré que ce mode d'énonciation dépasse de loin le cadre funéraire, ou même celui de l’exil forcé. Liée à la peine, mais employée au quotidien, la parole mélodisée représente une manière de se rapporter à la vie. Au plan conceptuel, Estelle Amy de la Bretèque s'est intéressée (1) à la position liminaire de ce mode d'énonciation qui se situe entre musique et langage, (2) aux procédés concrets par lesquels la parole mélodisée construit un espace de partage des émotions, et (3) à la manière dont ces énonciations, souvent inscrites dans des contextes locaux spécifiques, contribuent, à une autre échelle, à des formes culturelles partagées par l'ensemble de la communauté.
Ce travail a donné lieu à la publication d'une dizaine d'articles et d'un ouvrage (Paroles mélodisées. Récits épiques et lamentations chez les Yézidis d'Arménie, 2013, ed. Classiques-Garnier). Le livre est accompagné de 65 documents audio visuels commentés et sous-titrés hébergés sur la plateforme multimédia du site de la SFE.
Estelle Amy de la Bretèque a ensuite mené des recherches post-doctorales au sein de l'institut d'ethnomusicologie de Lisbonne (INET-MD) sur les expressions musicales et poétiques du sacrifice de soi dans la Méditerranée orientale et le Caucase. Ses recherches actuelles portent sur les changements de pratiques religieuses des Yézidis, notamment dans la diaspora européenne.
Estelle Amy de la Bretèque focuses on musical and poetic expressions of mourning and exile. She first worked on women’s mourning ceremonies in Azerbaïdjan and on Kurdish women refugees’ lamentations in the slums of Istanbul and Diyarbakir. Her thesis, defended in 2010 at University of Paris Nanterre, strives to analyse the role of melodic speech in Armenia’s Yazidi community.
She showed that this type of speech extends far beyond the funeral setting, or even beyond forced exile. Linked to sorrow, but used on a daily basis, melodic speech represents a way of relating to life. At a conceptual level, Estelle Amy de la Bretèue explored: (1) the liminal position of melodic speech between music and language, (2) the concrete processes through which melodic speech constructs a space for sharing emotions, and (3) the manner in which this speech, often closely connected to specific local contexts, contributes, on another scale, to cultural forms shared by the entire community.
This research led to the publication of some ten articles and a book (Paroles mélodisées. Récits épiques et lamentations chez les Yézidis d’Arménie, 2013, ed. Classiques-Garnier). 65 audio-visual documents, with comments and subtitles, hosted on the SFE website’s multimedia platform, accompany the book.
Estelle Amy de la Bretèque then led post-doctoral research at the Ethnomusicology Institute of Lisbon (INET-MD) on the musical and poetic expressions of self-sacrifice in the Eastern Mediterranean and Caucasia. Her current research deals with the recent and ongoing changes in Yezidi religious practices, especially among the diaspora in Europe.
Cet ouvrage porte sur un mode d’énonciation dans lequel l’intonation normale de la parole se voit remplacée par des contours mélodiques. Chez les kurdophones d’Arménie – en particulier les Yézidis – la parole ainsi mélodisée est toujours liée à l’évocation de la nostalgie, de l’exil, du sacrifice de soi et de l’héroïsme. Elle apparaît dans certains contextes rituels, dans les chants épiques, ou simplement au détour d’une phrase dans les conversations quotidiennes. S’appuyant sur des documents de terrain inédits consultables en ligne sur le site de la société française d’ethnomusicologie, l’auteur montre que la parole mélodisée joue pour les Yézidis un rôle central dans la construction d’un idéal de vie reliant les vivants aux absents et aux défunts. Les documents sonores auxquels se réfère cet ouvrage sont disponibles sur le site de la SFE à l'adresse: www.ethnomusicologie.fr/parolesmelodisees
Cet article analyse plusieurs versions de deux chants religieux yézidis enregistrés en Irak, en Arménie, en Russie et en Allemagne.
En août 2014, l’organisation État islamique (EI) a attaqué les Yézidis de la région de Sinjar en Irak ; des milliers d’hommes furent tués, des milliers de femmes et d’enfants kidnappés, des centaines de milliers de Yézidis poussés sur la route de l’exil. Cette tragédie a propulsé les Yézidis sur le devant de la scène médiatique internationale et impulsé un éventail d’actions, de la part de gouvernements occidentaux et d’ONG, pour leur venir en aide. Cet article entend essayer de démêler les enjeux et les conséquences de cette visibilité nouvelle des Yézidis. Comment ces derniers entrent-ils dans l’arène diplomatique mondiale ? Qui sont les porte-parole ? Comment émergent de nouvelles formes diplomatiques liées aux émotions ?
The Yezidis are a Kurmanji-speaking religious minority living scattered across northern Iraq, Syria, the Caucasus, and western Europe. Among the Yezidis of Armenia, "speech" (axavtin), "song" (stran), and "words about" (kilamê ser) constitute the three main categories of vocal production. This article is a detailed exploration of the acoustic characteristics of these categories of vocal production with a special focus on "words about."
Chez les Yézidis d’Arménie, leskilamê ser (litt. « paroles sur ») constituent un genre musical intimement lié à la souffrance. On peut les entendre lors des enterrements, dans les maisons, ou sur des enregistrements commercialisés. Ils sont fréquemment énoncés par des femmes « au cœur brûlant », endeuillées éternelles qui se remémorent leurs souffrances. L’entretien de la douleur est une forme de sacrifice de soi, un acte qui offre le pendant féminin au martyr masculin exemplifié dans la mort tragique.
This article explores the practice of melodized speech among senior women from the Caucasus and Anatolia and its implications in the daily lives of this region. Based on three case studies from fieldwork conducted in Azerbaijan, Turkey and Armenia, the author conveys how self-sacrifice emerged as a central theme in the worldview of elderly women. They view self-sacrifice as an ideal and melodized speech as its sonic embodiment. This article argues that the daily dedication to the remembering of their deceased and exiled relatives by these women through melodized speech represents a gendered sacrificial act which participates in the construction of self-sacrifice as a positive moral value.
Among the Yezidis of Armenia, sad thoughts are often narrated in a melodized tone of voice. This specific vocal register, which Yezidis call kilamê ser ("words about"), can be used in ritual contexts, especially funerals, as well as in everyday conversation. The focus of this article concerns the way Yezidis conceptualize voice production, their experience of an emotional investment in melodized speech, and the status of words enunciated in this manner. An analysis of melodized speech reveals a rich aesthetic of suffering in which shared memories are shaped by sound and poetics.
By analyzing enunciation in performance, this article shows the similarities among funeral laments, epic songs, exile songs and the playing of the duduk (oboe). Regarded as "words on" (kilamê ser), these four types of enunciation share melodic, metric, gestural and emotional elements. According to local typologies, the "words on" are opposed to songs (stran), a term referring mostly to wedding music and the zurna (oboe). The opposition between word and song is also related to a series of antinomic couples, such as exile vs. household, sadness vs. joy, or duduk vs. zurna. An analysis of these music and enunciation typologies of emotion allows an approach to Yezidi ritual and calendar time.
Dans la communauté yézidie d’Arménie, la dichotomie « parlé vs chanté» est à la base de la pensée musicale. Le « chant» (stran) et la « parole sur» (kilamê ser) sont des catégories d’expression ayant des caractéristiques émotionnelles spécifiques. En prenant pour exemple un kilamê ser énoncé par Altûn Mîrzoevna, cet article analyse l’articulation entre musique, langage et émotions. Mise entre guillemets, la « parole sur» se déploie dans un espace à part, créant un monde dans lequel la véracité et l’intonation de la parole sont en suspens. Le temps de l’énonciation sort du réel: entre passé, présent et futur, il se déploie dans une temporalité beaucoup plus large que la parole ordinaire. L’espace de l’énonciation, par l’étirement des paroles et par l’évocation des souvenirs et des images, est lui aussi beaucoup plus vaste que celui d’une parole simple. Mélodisant ses émotions dans la conversation, Altûn crée un univers suspendu, celui de la peine (xem), de la douleur profonde (derd) et de l’exil (xerîb).
Dans les villages yézidis d’Arménie, les funérailles sont un moment particulièrement important dans la vie de la communauté. En même temps qu’elles aident le passage de l’ici à l’ailleurs, elles permettent, de multiple manière, de réaffirmer l’unité et la continuité du foyer (mal) et de la communauté. Omniprésent dans les lamentations, l’exil, littéral ou métaphorique, est toujours lié à un état émotionnel particulier : la douleur de la perte. Cette douleur qualifiée de « communautaire », est exprimée notamment à travers les mots, gestes et attitudes des lamentations.
Dans la péninsule d’Apchéron (Azerbaïdjan), les femmes se réunissent après la mort et, sous la direction d’une aînée, appelée mollah, elles chantent, pleurent et partagent le repas rituel. Dans ces cérémonies appelées tèziyè, les femmes mollah dirigent et exaltent les émotions des participantes. Par leurs chants, leur gestuelle et leur langage de la souffrance, les femmes mollah aident le passage du mort dans l’au-delà et facilitent le travail de deuil de l’assemblée.
Ce livre redonne une voix à celles et ceux que la dictature de Hafez puis Bachar al-Assad s’est employé, et s’emploie toujours, à faire taire en Syrie et ailleurs. Il documente et dénonce des crimes que beaucoup voudraient oublier malgré leurs liens directs avec nos propres hantises (crise de l'accueil migratoire, crispation identitaire, attentats djihadistes, invasion russe de l’Ukraine…). Dans la lignée des grands Livres noirs, il retrace précisément les faits : terreur, emprisonnements massifs, tortures systématiques, sièges des villes, bombardements chimiques, exterminations ethnico-confessionnelles, « assainissement » démographique, dont il éclaire les ressorts historiques, géopolitiques et sociaux. La révolution et la contre-révolution en Syrie nous révèlent certains fondamentaux de notre temps : à la fois la puissante aspiration à la liberté des sociétés longtemps brimées, la radicalisation sans retenue de toutes sortes de régimes autoritaires et l’affaissement des idéaux démocratiques dans les pays occidentaux. Au travers de témoignages, sous forme de récits, de textes littéraires, de photographies et de dessins, éclairés par les analyses des spécialistes des conflits du Proche-Orient ou des violences de masse, cet ouvrage d’une ampleur inédite, fait donc œuvre de mémoire, d’histoire et d’avertissement. Contre le négationnisme, la banalisation, l’indifférence ou le silence. Et contre l'impunité de ceux qui, en exécutant leur mot d’ordre « Assad ou on brûle le pays », ont mis la Syrie à feu et à sang.
Le Gamelan Javanais est un orchestre essentiellement constitué de métallophones. Chaque gamelan possède son propre accord, qui caractérise son identité sonore par rapport aux autres gamelans de la même catégorie, comme une signature sonore de la communauté possédant l’instrument. La musique du gamelan se transmet par apprentissage et peu par écrit. Ce sont des aide-mémoires incomplètes mais riches en information. C’est dans ce cadre que s’inscrit notre travail et tente d’analyser un corpus quasi-exhaustif des pièces du gamelan Javanais en proposant deux stratégies croisées d’extraction de descripteurs pertinents.
Cette thèse porte sur la parole mélodisée chez les Yézidis d’Arménie. Elle décrit un registre particulier d’utilisation du sonore, que les Yézidis nomment « paroles sur » (kilamê ser), et qu'ils situent à la frontière entre musique et langage. Il s'agit en premier lieu d'une manière de mélodiser la parole pour exprimer des sentiments tristes dans des contextes rituels (comme les funérailles), ou dans les conversations quotidiennes. Le terme s'applique également au jeu du hautbois duduk. Ce mode d'énonciation fait l'objet d'un intérêt particulier dans la communauté, et bien que les Yézidis ne le considèrent pas comme « musical », il est fréquent de trouver des « paroles sur » enregistrées sur les disques et cassettes du marché local. L’analyse des caractéristiques formelles et performatives des kilamê ser permet de montrer comment cet usage particulier de la parole construit un espace de partage des émotions. En son sein, les conceptions Yézidies de l'exil s'articulent à celles du sacrifice, de l'héroïsme et du deuil. Au delà de la catharsis individuelle, les paroles mélodisées sont un pivot grâce auquel l’absence devient présence, et la mort intègre la vie. Le raisonnement mené dans le texte est illustré par un nombre important de documents de terrain présentés dans un DVD multimédia.
Victimes par excellence de l’État Islamique, les Yezidis sont aujourd’hui représentés par Nadia Murad, figure de la scène internationale qui rompt pourtant avec les traditions de sa communauté.
Le Projet INOUI fait partie d'un programme de recherche-action intitulé "Le Patrimoine Musical des Nanterriens". Inspiré par la démarche de Martial Pardo et Mahjouba Mounaïm dans les années 1990 à Caen*, ce dernier est né du désir d'appliquer au plus proche une discipline forgée au lointain et de s'impliquer dans l'environnement immédiat de l'université, partant de la conviction que la culture est derrière chaque porte, dans chaque maison. Il part aussi de l'hypothèse que la musique et la danse peuvent, non pas toujours adoucir les mœurs ou forcément créer du lien social, mais faciliter les rencontres et le dialogue.
Cette interface accompagne le livre du même nom publié par E. Amy de la Bretèque aux éditions Garnier Classiques
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Membre du comité de rédaction de la revue Ateliers d'Anthropologie