Maître de conférences en ethnomusicologie au département Arts de l'université de Lille, Anis Fariji a pour principaux axes de recherches :
Ethnomusicologie générale | Création musicale contemporaine et interculturalité | Récitations et chants religieux (islam) | Musiques du monde arabe et de la Méditerranée | Anthropologie culturelle | Anthropologie du religieux | Théorie critique.
2017-2020 : Chargé de coordination du programme ILM "L’enseignement de l’islam au Maroc (18e-21e siècles) : islamologie et sciences sociales", dirigé par Sabrina Mervin (Agence Nationale de Recherche ; Centre Jacques Berque - USR 3136).
2013-2018 : Co-responsable, avec Jean Paul Olive, du programme "Modernité et composition musicales autour de la Méditerranée" (Musidanse E.A. 1572, Paris 8).
Pourquoi des compositeurs du monde arabe adoptent-ils l’univers esthétique de la « musique contemporaine » dont les musiques, affranchies de toute norme préétablie, se laissent difficilement appréhender ? Par simple choix personnel, dira-t-on, choix stimulé par un monde plus que jamais ouvert. Ou peut-être du fait de la fascination qu’exercerait encore le modernisme occidental sur les subjectivités du Sud, comme pourrait le postuler une approche postcoloniale. De telles explications ne disent cependant rien sur le rapport intime, mais aussi critique, du compositeur avec sa culture d’origine. Nombre de ces compositeurs, en effet, se réapproprient des musiques traditionnelles de leur enfance sans jamais les afficher comme marques identitaires. Dans Fragments accordés, Anis Fariji place cette démarche de création dans le contexte culturel du monde arabe. Il s’arrête sur les manières dont a été affecté le matériau musical traditionnel depuis l’introduction de l’enregistrement sonore. Il parcourt les discours de la création musicale dans le monde arabe. Enfin, à travers les musiques d’Ahmed Essyad, de Zad Moultaka et de Saed Haddad, il analyse le devenir critique du matériau traditionnel dans des formes aussi singulières qu’exigeantes.
La mémorisation du Coran occupe une place fondamentale dans la transmission musulmane. Au Maroc, l’apprentissage par cœur de l’intégralité du texte reste une étape obligatoire dans la formation du personnel religieux. Dans le kuttāb où le Coran est mémorisé durant plusieurs années, la traditionnelle planchette en bois (lūḥ) est encore considérée comme l’outil mnémonique le plus efficace. Support d’écritures éphémères, à la fois intime et relationnel, le lūḥ est au centre de l’activité du kuttāb. Il est le lieu d’un lien intense entre l’élève et le Coran, médié par une palette de signes, exergues et gribouillis que le maître y inscrit. Parce que la mémorisation ne se fait qu’à haute voix, cette forme graphique est indissociable de la forme vocale du Coran. Cela génère dans le kuttāb une texture sonore particulière qui ne stimule pas moins l’effort de la mémorisation, soutenu par le corps en mouvement incessant. Cet article restitue une ethnographie de la mémorisation du Coran dans un kuttāb à Salé, à travers l’analyse des dispositifs mnémotechniques à l’œuvre et de leur fonctionnement.
Collective recitations of the Qur’an are a traditional cultural and religious expression in Morocco that are praised and promoted by religious authorities. Among tamazight-speaking (Berber) populations of southern Morocco, a singular expression of this tradition, the taḥzzabt, attracts controversy and criticism. Whereas conventional collective recitations of the Qur’an are relatively static, and smooth, the taḥzzabt is energetic and rough, as well as loud, rising towards a perfectly synchronised crescendo. The high volume of the taḥzzabt is, in fact, an exuberant, collective approach to declaiming the sacred text. Taḥzzabt recitations are driven by a spirit of competition, celebration, and playfulness, and above all a desire to demonstrate flawless memorisation of the Qur’an. This article describes and contextualises this vocal practice, illustrating both its complexity and its ambivalence as a religious phenomenon and exploring the correlation between its aesthetic qualities and the anthropological factors that underlie it.
L’introduction du disque dans le domaine de la tradition musicale orale y opère une rupture tout aussi abrupte qu’intégrale. D’un côté, en tant qu’instance d’objectivation, l’enregistrement ébranle le statut ontologique de la forme musicale orale ; celle‑ci, en étant fixée sur le support technique, acquiert une réalité matérielle propre et peut dès lors s’affranchir du milieu traditionnel dans lequel elle demeurait enclose. D’un autre côté, en sa qualité de marchandise, le disque porte ce renversement ontologique à une dimension universelle, en conséquence de quoi la forme musicale incorpore les effets de la marchandisation massive. Il s’ensuit d’une telle subversion un phénomène esthétique de désenchantement. Cet article analyse ce phénomène dans le contexte culturel du monde arabe à travers trois aspects symptomatiques : 1. une rationalité esthétique accrue ; 2. l’intrusion de l’hétérogène dans la forme musicale ; 3. la réification esthétique. Il se réfère en cela à la pensée de la Théorie critique, et plus particulièrement à certaines catégories développées par Walter Benjamin et Theodor Adorno.
Ahmed Essyad est un compositeur marocain né à Salé en 1938. Après une jeunesse passée au Maroc et un début de formation musicale au Conservatoire de Rabat, il part en France en 1962 où il rencontre Max Deutsch, dont il suivra l’enseignement et avec qui il collaborera durant une vingtaine d’années. Formé à l’héritage esthétique de la Seconde école de Vienne, Essyad n’aura de cesse cependant de sonder les potentialités des musiques de tradition orale, notamment celles de sa culture d’origine, afin de les recueillir dans sa musique tout en évitant le piège de l’exotisme vulgaire. Dans cet entretien, nous nous arrêtons avec lui sur un certain nombre de questions que soulève une telle démarche, questions que nous présentons suivant quatre axes : 1) l’intégration du matériau mélodico-rythmique ; 2) la question de la forme ; 3) l’apport du texte et de la langue, ainsi que les questions de l’expression et de l’interprétation ; et 4) la question de la modernité musicale au regard des traditions orales et de l’interculturalité.
Le maqām a été largement investi comme matériau de prévalence par les différentes démarches compositionnelles liées au monde arabe. Cela tient certainement à son potentiel expressif, tout comme à sa forte connotation culturelle qui le distingue au sein de la diversité musicale mondialisée. Les trois compositeurs de la musique contemporaine, Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad, ne dérogent pas à cette orientation. En parcourant les différentes techniques avec lesquelles ces trois compositeurs intègrent le maqām dans leurs œuvres, cet article montre que le rapport à ce matériau demeure néanmoins problématique. Car si le maqām injecte dans l’œuvre une matière d’expression stimulante, il peut tout aussi bien y apparaître comme élément de connotation usée. Il s’agit dès lors d’un rapport de forces entre le compositeur et le matériau traditionnel avec quoi il doit négocier dans le détail et la singularité de chaque œuvre.
En vertu de leur position interculturelle, des compositeurs sud-méditerranéens se réapproprient des formes traditionnelles de leurs cultures d’origine. C’est le cas de la cantillation religieuse dont la structure resurgit chez les trois compositeurs Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad. Dès lors, elle instaure une temporalité de la stase, laquelle prend différentes valeurs selon chaque contexte.
La récitation collective du Coran dans les mosquées, à caractère rituel, représente une pratique typique du Maghreb. Le principe du recto tono qu’adopte la forme vocale de la récitation du ḥizb apparaît comme la résultante de la jonction des deux dimensions du sacré et de l’espace (ouvert). Cette étude, réalisée d’après une enquête à Casablanca, tente de rendre compte d’une telle corrélation entre forme vocale et contenu rituel.
Zad Moultaka, compositeur franco-libanais, réinvestit le matériau musical de la culture d’origine – proche-orientale – à partir de l’univers de la musique contemporaine. Un tel rapport distancié participe de renouveler la perception même de l’héritage traditionnel, de sorte que certaines qualités propres, qui ont dû être peu considérées dans leur milieu culturel d’origine, apparaissent porteuses de potentiel esthétique d’une certaine acuité. Tel semble être le cas de l’hétérophonie. En cela, la démarche de Moultaka paraît homologue de celle de José Evangelista qui, par un regard distancié également, emprunte le procédé hétérophonique et le principe de la ligne monodique qu’il suppose, à partir de certaines traditions asiatiques. C’est certainement en sa qualité de texture « flottante », ayant valeur de mimésis plutôt que d’une rationalité stricte, que ce procédé éminemment oral se trouve ainsi intégré dans la musique des deux compositeurs. Aussi, chez Moultaka, l’hétérophonie ne vaut-elle plus tant en soi qu’elle n’advient à travers différentes configurations. En étant transposée, mise en relation avec d’autres procédés d’écriture, la technique traditionnelle orale laisse dès lors émerger une diversité de valeurs esthétiques intrinsèques.
La récitation du Coran a ceci d'ambivalent qu'elle suscite d'elle-même une apparence esthétique, en même temps qu'elle exerce une certaine pression sur le profil mélodique résultant. Une telle tension immanente s'avère d'autant plus exacerbée dans le style muǧawwad que celui-ci pousse la musicalité de la récitation à un haut niveau. Il en découle alors certaines valeurs formelles, induites par cette même dimension sacrée du Texte proféré, dont l'improvisation et la labilité mélodique.
Compositeur marocain élève de Max Deutsch, Essyad fera sienne, dès ses débuts, la pensée musicale de la Seconde école de Vienne avec toute la rigueur formelle qui la caractérise. Cependant, Essyad s’est aussitôt préoccupé d’intégrer des éléments musicaux de sa culture d’origine, malgré le grand écart entre les deux univers musicaux. D’une telle conjonction stylistique naîtra chez lui une conception de la forme qui donne l’impression d’être comme relâchée – telles les improvisations orales – mais qui n’en consiste pas moins dans son unité. Pour saisir une telle pensée de la forme dans la musique d'Essyad, on fera appel au modèle de l’arabesque, forme plastique qui justement procède par prolifération et s’entremêle dans le foisonnement des éléments déployés, forme tout aussi erratique que contenue.
La forme dans On Love II de Saed Haddad fait émerger deux moments opposés dont elle réalise la médiation. Il s’agit, d’une part, d’un premier moment affirmatif, valant pour thème, et d’autre part d’un second moment, fluide et énergique, voire impétueux, qui précipite le premier dans une sorte de liquidation. Tandis que le premier moment, expressif, condense la matière "orientale", le deuxième tend à la neutraliser. La forme se construit ainsi dans l’articulation de ces deux moments que nous distinguons comme deux catégories formelles par "chant solo" et "déchaînement". Pour mieux saisir la teneur d’un tel enjeu formel, il importe de rappeler d’abord la poétique qui l’inspire et le stimule, à savoir une certaine conception de l’amour que Saed Haddad adopte et lie étroitement à la posture d’altérité. En ce sens, la synthèse, telle que la forme dans On Love II la réalise, ne serait rien d’autre qu’une manière d’être de l’amour, à même la forme instrumentale.
Entretien avec Zad Moultaka Anis Fariji : L'espace occupe une place centrale dans votre oeuvre. Certes, la spatialisation est devenue une dimension à part entière dans la musique contemporaine, investie en tant que telle. Pourriez-vous préciser, toutefois, ce qui vous conduit personnellement à donner une telle importance à l'espace ? Zad Moultaka : Il y a pour cela différentes raisons. La première, contingente, si je puis dire, est que je suis issu d'une famille de metteurs en scène et comédiens. Mes parents sont en effet des gens de théâtre. J'ai grandi ainsi dans un milieu où la salle de spectacle, la scène, les lumières, la scénographie, tout cela faisait partie du quotidien. Aussi la pratique artistique, plus généralement, s'est-elle associée, pour moi, avec le travail dans l'espace, avec l'espace. Un deuxième élément pourrait également expliquer mon intérêt pour la spatialisation musicale, c'est ma fascination pour les mythes, dans le sens le plus large du terme. À plusieurs reprises, dans mon travail de création, j'ai interrogé telle ou telle représentation mythique. Je l'ai fait souvent tout en ayant à l'esprit le caractère rituel qui est associé à cette notion, et à plus forte raison à la dimension spatiale que les rituels supposent. J'évoque enfin une troisième piste, plus intime, qui me conduit à penser l'espace dans la création musicale : c'est le fait même que je me considère comme dans un « ailleurs » permanent ; entre mes origines proche-orientales et mon enfance, d'une part, et mon vécu, mon parcours d'artiste et mon activité de création en 441