Avec Alice Aterianus-Owanga *
>“Something was very wrong in my life. But I couldn't fix it because I didn't know what it was. And nobody else knew what it was. But then I went to salsa.”
Ibrahim, trentenaire issu d’une famille coloured des townships du Cap et aujourd’hui inscrit dans les classes moyennes aisées, débute ainsi son récit d’apprentissage de la salsa, et son explication de la dimension profondément transformatrice des rencontres vécues et des efforts consentis pour parvenir à entrer en « connexion » avec ses partenaires de danse. La découverte de la salsa a représenté le point de départ d’un parcours de refondation de sa manière d’être aux autres et au monde, le conduisant du statut d’« inapte social » à celui de camarade et de partenaire apprécié au sein de cette communauté d’amateurs.
Les références à ce pouvoir transformateur de la connexion et de l’apprentissage de la danse abondent dans les conversations ordinaires et entretiens collectés auprès des danseurs de salsa et d’autres danses afro-latines au Cap. Si les récits diffèrent en fonction des origines sociales, le dénominateur commun de nombre de témoignages de passionnés repose sur la lecture psychologique de ces expériences des corps en contact, et sur l’utopie de résolution des maux individuels et des cicatrices collectives qu’elles viendraient incarner. Ainsi, la connexion apparaît comme le ferment de production d’une communauté de passionnés dont les liens déborderaient le registre du « semi-anonymat » décrit à propos d’autres danses de couple (Törnqvist, 2018), et qui romprait avec l’effet de « clique » et de ségrégation caractéristique de la société post-apartheid du Cap (Lemanski, 2007 ; Turok et al. 2021).
Ma présentation tâchera de réconcilier différentes lectures qui pourraient être apportées à propos ces pratiques du développement personnel et de la recherche du bonheur par la connexion, entre une lecture phénoménologique des technologies d’enchantement et des dispositifs sensoriels impliqués dans ces expériences, un examen du contexte sociohistorique dans lequel ils se développent (celui de revendication de droit à la consommation, à la ville et au cosmopolitisme des nouvelles classes moyennes du Cap), et une prise en considération des rapports de pouvoir et paradigmes néolibéraux qui les imprègnent. En partant de diverses narrations de soi d’amateurs de danses afro-latines, je discuterai de la façon dont cet univers est nourri par une éthique du développement personnel imprégné de la littérature de psychologie populaire, et la volonté d’exister comme être social au-delà de certaines assignations raciales et genrées, en résonance avec différents idéaux promus dans la société sud-africaine. Nous verrons qu’une compréhension nuancée de ces pratiques nécessite de penser à l’intersection de plusieurs niveaux de compréhension, et donc de (ré)concilier le social et le sensible (Laplantine 2005).
* Alice Aterianus-Owanga est anthropologue, actuellement boursière Marie Skłodowska-Curie à l'Université de Genève et à l'Université du Cap. Spécialiste de l’anthropologie des musiques et des danses dans l’Afrique postcoloniale et sa diaspora, elle a dirigé plusieurs numéros de revue sur ces questions, et elle est l’auteure de nombreux articles dans des revues de sciences sociales (Journal of African Cultural studies, Critical African studies, Ethnologie française, Politique Africaine, Open cultural studies, Gradhiva, etc.). Sa monographie (Le rap, ça vient d’ici ! Musiques, pouvoir et identité dans le Gabon contemporain, MSH Éditions) a été primée en 2018 par l’Académie de musique Charles Cros. Elle a également réalisé quatre films documentaires.
Ses recherches ont d'abord porté sur les rapports entre musiques urbaines, politique et identité au Gabon, ainsi que sur la patrimonialisation des sociétés initiatiques depuis les indépendances. Elle a par la suite développé un projet à propos des circulations des danses sénégalaises entre l'Europe (France et Suisse) et le Sénégal, et analysé les rencontres postexotiques que ces danses génèrent. Elle travaille actuellement sur la production tactile des sociabilités et identités urbaines dans la ville du Cap, à partir d’une ethnographie des mondes de la salsa et des danses afro-latines dans cette ville.
Le séminaire du CREM (Centre de recherche en ethnomusicologie) a lieu deux lundis par mois, de 10h à 12h. Les chercheurs (doctorants compris) membres du CREM ou invités de passage y présentent leurs travaux en cours. Les présentations durent 50 minutes, et sont suivies d’une pause café et d’une heure de discussion.
Occasionnellement, le séminaire prend la forme d’un atelier rassemblant plusieurs chercheurs autour d’un thème commun. Il dure alors un après-midi ou bien une journée complète.
La participation au séminaire est ouverte à tous. Il fait par ailleurs partie du cursus des Master d’ethnomusicologie des universités Paris Nanterre et Paris 8 Saint-Denis.