Avec Bernard Lortat-Jacob*
Tel est le titre du livre qui a été conçu cette année (2023) par BLJ et dont l’idée m’a été soufflée par Aurore Monod-Becquelin pour la collection « Truchements, traducteurs, informateurs : une anthropologie des interprètes » qu'elle dirige à la Société d'ethnologie.
Truchement : le mot n’est pas si courant. Drugement en arabe ou en turc est l’interprète officiel : celui qui permet le passage d’une langue à l’autre, afin que ce qui se dit ou s’écrit dans d’une langue puisse être compris dans une autre. Le double sens existe donc dès l’origine du mot : du côté du texte et du côté de ceux qui prennent la responsabilité de le traduire.
Le mot ne peut que fasciner, car :
1) l’ethnomusicologue a la charge de « traduire » son objet d’étude en texte, en écriture, en notes, sur portée musicale, etc. Il y a là un réel problème.
À ce propos, on peut se poser la question : pourquoi des mots pour la musique, et quels mots surtout ? L’oreille n’a-t-elle donc aucun pouvoir de « certification ? » ; Jeanne d’Arc, pourtant, n’aurait-elle pas fait toute sa carrière en entendant de simples voix.
2) Les « intermédiaires » (informateurs avec leur point de vue, leur analyse) pèsent de leur influence dans nos écrits, même s’ils sont souvent reléguée au second plan lorsque la recherche devient un livre.
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Ma démarche réexamine en détail les enquêtes et les acquis d’un gros ouvrage sur la musique du Pays de l’Oach publié il y a plus de 20 ans (À tue-tête, Collection « Hommes et Musiques, Société d’ethnologie, Nanterre, 2002). Elle est singulière en ce que j’ai perdu deux de mes truchements essentiels, co-auteurs du livre, à la fois grands amis et excellents connaisseurs de cette musique : Jacques Bouët (2018) et Speranta Radulescu (2022) avec qui, à longueur d’années, j’échangeais sur cette musique. Le livre parle donc de deuil, de ces truchements disparus : avec leur mort, je pensais que, de l’Oach, je ne pourrais plus parler. Mais l’histoire m’a donné tort car au moment précis où disparaissaient mes amis, deux nouveaux truchements se sont invités, montrant à leur tour de riches qualités musicales et humaines.
– Le premier est Vasile Gherman, un exceellent musicien professionnel (violoniste, ou plutôt ceteras) de l’Oach que j’ai connu brièvement sur place au début des années 90, alors qu’il avait 20 ans, et avant qu’il n’émigre en France pour finalement devenir patron d’une grosse entreprise de bâtiment dans le neuf-trois. De façon inattendue, il m’a contacté le jour du décès de Jacques (je dus lui apprendre sa mort !).
– Le second est un homme encore très jeune, Théo Zimmermann. Lui est Français (mais ceteras lui aussi) passionné par la musique de l’Oach où il entretient d’intenses contacts et d’incessants projets. Or – hasard ou destin ? – Speranta , déjà très malade, me l’avait très chaleureusement recommandé. Le relais fut donc pris.
Alors, en 2022-2023, j’ai poursuivi ma formation d’ethnomusicologue avec mes nouveaux truchements, mobilisant à nouveau mon oreille et ma mémoire et multipliant de nouvelles méthodes d’approche. Il s’est agi, pour moi (et pour la science bien sûr !) de mieux comprendre une musique qui, by the way, avait pas mal intrigué Bela Bartók en son temps.
Ce séminaire a donc une tonalité optimiste car, contrairement aux prévisions, au demeurant assez récurrentes chez les ethnomusicologues, la musique de l’Oach n’est pas morte. Mais, librement écrit, il est aussi épistémologique puisqu’il remet en question les méthodes et certains résultats acquis que l’on croyait solides. Tout cela pour arriver une fois encore à la question : comment entendre une musique ? et que dire sur elle de pas trop stupide si l’on veut continuer à tenir notre place dans le champ des sciences humaines ?
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Bernard Lortat-Jacob a été directeur de recherche au CNRS et responsable du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme de Paris. Durant une quarantaine d’années, il s’est consacré à l'étude de musiques essentiellement rurales de la Méditerranée, à leurs champs de signification, à leur ancrage social et aux règles qui les gouvernent, relevant de la stricte oralité. Durant plus de vingt ans (1987-2008), il a été responsable du doctorat d’ethnomusicologie à l’Université de Paris X-Nanterre-La Défense où il a ouvert sa discipline à des domaines corollaires (acoustique, linguistique et psychologie cognitive). Sur ces bases théoriques, Bernard Lortat-Jacob a coordonné de nombreuses publications couvrant des problématiques d’anthropologie et de musicologie générale
Le séminaire du CREM (Centre de recherche en ethnomusicologie) a lieu deux lundis par mois, de 10h à 12h. Les chercheurs (doctorants compris) membres du CREM ou invités de passage y présentent leurs travaux en cours. Les présentations durent 50 minutes, et sont suivies d’une pause café et d’une heure de discussion.
Occasionnellement, le séminaire prend la forme d’un atelier rassemblant plusieurs chercheurs autour d’un thème commun. Il dure alors un après-midi ou bien une journée complète.
La participation au séminaire est ouverte à tous. Il fait par ailleurs partie du cursus des Master d’ethnomusicologie des universités Paris Nanterre et Paris 8 Saint-Denis.